La sensation du carrelage froid contre son front lui fit ouvrir l'oeil. Il les plissa rapidement, trois fois de suite, et s'aperçut qu'il avait le crâne nu. Par la culotte de Maureen, où avait-il atterri ? Une lumière douce entrait par la minuscule fenêtre de la salle carrelée. C'était la nuit, et il était... aux toilettes. Le lycanthrope Adam Mayers grogna en remontant son pantalon de pyjama et traina des pieds en dehors de la salle d'eau, encore embrumé par le sommeil. Il avait bu plus que de raison la veille, pas d'alcool, non, mais de l'eau. Une fille était venu l'accoster alors qu'il était au réfectoire. Et pour dissiper sa gêne à lui parler, il avait noyé sa timidité dans des verres d'eau. Au bout du troisième pot plein pour lui seul, il s'était pathétiquement excusé et avait pris la poudre d'escampette. Puis il avait révisé pour un obscur devoir de Mathématiques et avait perdu la notion du temps.

Becka était revenu du club de natation deux heures plus tard. Ils avaient discuté, puis ils s'étaient couchés. Et après, plus rien. Il avait dû s'endormir. En gros loup qu'il était, son corps l'avait porté de lui-même jusque... mais où était-il au juste ?

Le loup s'approcha de la première porte qu'il trouva, et fit le point en se grattant le bas du dos. Ah. Il avait oublié de mettre quelque chose pour couvrir le haut de son corps. S'il rencontrait un membre du comité - ou pire ! Un professeur - il aurait bien du mal à expliquer pour il était à moitié nu au beau milieu de la nuit en dehors de sa chambre.

Doué comme il l'était il allait bafouiller à propos d'une fille qui l'avait fait boire, et d'une envie pressante. Ce serait mal interprété et il serait bon pour deux semaines de retenue.

Son poil se hérissa à cette pensée, et il lut à voix haute le numéro de la chambre.

Adam : F4 ...

Le loup de Maureen se pinça l'arrête du nez. Sa chambre devait être juste à côté. Il trouva la chambre G4, puis la F2, et la G2... et la 3 alors ? Oh. Par la culotte de la Déesse. Il s'était trompé d'escalier !

Comment avait-il pu se débrouiller pour descendre les escaliers de ses étages, remonter deux des étages pairs et trouver les toilettes ? Les urinoirs à côté de la porte de sa chambre n'étaient pas assez confortables, peut-être ? A présent réveillé, Adam ouvrit la porte de l'escalier avec discrétion et entreprit de descendre les marches, pour réparer son erreur.

Adam : Et tu apprendras à compter à l'avenir, gros crétin.

Il se gratta la tête, encore légèrement dans les vapes, et se concentra sur sa marche. Ce n'était pas le moment de... voir le monde sens dessus dessous ?

Dans un bruit étouffé de la chair heurtant le sol, il sentit une douleur fulgurante lui traverser le fessier, et poussa un juron sonore. Il avait dévalé au moins quatre marches, en trébuchant sur les jambes de son pantalon de pyjama. Serrant les dents comme un pirate ne voulant lâcher son poignard, Adam se força à se lever, et à repartir. Comment pouvait-on être capable de chasser un lièvre à cent mètres sans marge d'erreur et se casser la figure dans un escalier sombre ?

Ah, exact. Ses tibias s'étaient tout juste remis. Et il n'avait pas encore retrouvé la totalité de ses capacités. Quelle honte.

??? : Je te conseille de pas bouger, où tu vas te retrouver raccourcis de quelques centimètres d'ici peu.

Il ne sut dire pourquoi, mais Adam porta instinctivement ses mains sur son entrejambe. On rencontrait toutes sortes de monstres à Yôkai, et il ne tenait pas à vérifier personnellement s'il était possible de le "raccourcir" comme disait la voix. Une voix pourtant familière. Le lycanthrope resta parfaitement immobile, mains en parade, les yeux rivés sur une lame qu'il avait déjà vue quelque part. Oh, mince.

C'était Vika.

Vika : J'ai rien dit. Je pensais encore à une attaque nocturne. Qu'est-ce que tu fais ici à cette heure? t'as chambre est pas de l'autre côté?
Adam : Je... c'est parce que j'ai trop bu.

Voilà qu'il commençait à bafouiller. Vika allait le prendre soit pour un ivrogne soit pour un imbécile. Bon sang, il ne pouvait pas expliquer qu'il était tant en manque de sommeil qu'il lui arrivait d'être légèrement somnambule. D'autant que pour un loup, il n'était pas ordinaire de passer plus de 24h sans dormir du tout. En plus Vika faisait partie du Comité s'il se souvenait bien. Oui, elle n'avait rien contre lui, mais ce n'était pas une raison valable pour la laisser se faire des idées sur ses pratiques en dehors des cours.

Adam : Je veux dire, j'ai bu beaucoup d'eau hier soir et j'ai eu une envie pressante. Je suis un peu fatigué, j'ai dû m'endormir entre temps et je me suis... perdu.

En entendant son soupir, Adam sentit le louveteau en lui baisser docilement les oreilles. Lui en revanche se redressa, et se fendit d'un sourire.

Adam : Elles se remettent doucement, mais j'ai encore les articulations bien rouillées. Nous sommes un peu plus solides que la plupart des gens, mais ça n'empêche que quand les os se ressoudent ça fait un mal de chien.

Pour illustrer ses propos, il frappa sur ses tibias, et se fendit d'une grimace. Crétin. Il disait qu'il avait mal, montrait qu'il avait mal, et faisait un geste qui créait de la douleur. Dhevi aurait dû lui enseigner une chose de plus : la subtilité, et le mensonge.

Adam : A ce propos... désolé pour la dernière fois, je ne voulais pas te plaquer avec autant de force, mais la nuit, dans une forêt obscure et lugubre, j'ai tendance à me méfier un peu de ce que je ne vois pas. Enfin je suppose que tu comprends.

A présent aussi rouge qu'un homard frit, le loup tourna le dos à l'animorphe, et s'apprêta à partir.

Adam : Bon... ben... euh je ferais mieux de retourner... d'où je viens.

Ce n'était pas ce qu'il avait voulu dire, mais c'était comme ça qu'elle l'avait compris. Bien sûr que les lycanthropes tenaient l'eau, simplement ils buvaient peu, et étaient en suractivité permanente. En revanche, ils craignaient l'argent sous toutes ses formes. Une fois, Adam avait vu un empoisonnement à l'argent sur Dehvi, et il avait eu la peur de sa vie. Depuis il regardait et sentait chaque liquide qu'il ingurgitait. Enfin, sauf quand il enchaînait les verres pour dissimuler sa gêne face à une jolie blonde.

Adam : Me sauver la vie, n'est-ce pas ?

Un sourire se figea sur le visage du lycanthrope, qui accepta l'invitation de sa sempai avec un hochement de tête. D'un côté, elle avait raison. Dans un lycée rempli de monstres plus avides de l'étriper ou de l'éliminer les uns que les autres, un réflexe de rapidité était sa principale qualité. Mais il aurait dû reconnaître Vika. Enfin, à son odeur. Le vent avait été son ennemi ce matin-là comme il l'était souvent ces derniers temps. Un sourire se peignit sur son visage. L'odeur de Vika, il la reconnaîtrait n'importe où maintenant. Il y avait une fine base de sueur, et une autre, plus légère encore, de poussière. Elle sentait le bois poli, le lubrifiant à lame et les plumes d'oiseau. Elle sentait aussi légèrement le... lait. C'était bizarre comme odeur, il l'aurait plutôt donnée à une jeune mère qu'à une élève, aussi mature soit-elle.

Adam : Tu sais, Vika.

Une idée stupide venait de lui traverser l'esprit. Ils étaient gênés l'un et l'autre de ce qui s'était passé des jours auparavant. Et pourtant leur relation à cœur ouvert avait si bien commencé...


Adam : Je me suis senti très démuni, lorsque j'ai été charrié dans l'arène. Je veux dire. Je me suis confié à toi, et tu as utilisé quelque chose qui me fait du mal contre moi, pour me déstabiliser. Sur le moment, j'étais vraiment prêt à te tuer.

Le loup se rendit compte que ce n'était peut-être pas la meilleure chose à dire à la fille qui tient le katana dans les escaliers, et tira maladroitement sur son marcel marron orné d'un nounours à grandes dents.

Adam : Écoute. Je te présente mes plus sincères excuses. J'ai manqué d'écoute, et j'ai agi comme un égocentrique de première catégorie. Mais j'ai aussi sauté pour te dire d'aller... cueillir des pâquerettes ailleurs si j'y étais.

Pas la peine de s'étendre pendant trois heures, elle avait bien dû comprendre.

Le loup balaya l'air de la main avec un air négligent. Vika reconnaissait ses torts, c'était tout ce qu'il lui demandait. Il y avait eu conflit, confrontation et solution, l'histoire s'arrêtait simplement là. Il en était toujours de la sorte lorsque Adam se fâchait avec quelqu'un. Cela ne durait jamais longtemps. D'autant qu'il avait trop de respect pour Vika pour oser lui faire la tête plus de quelques jours. Quelque part, lui aussi souffrait de cette situation. Il avait l'impression que chacun avait bâti un petit mur de peur de l'autre, et qu'ils auraient pu parler bien plus tôt s'ils avaient simplement pensé au fait qu'ils n'étaient pas là pour se juger. Après tout, ils étaient amis, n'est-ce pas?

Il fronça les sourcils lorsque Vika lui fit la remarque de ne plus sauter en entraînement. Bien sûr, il ne le ferait pas. Pourquoi continuait-elle de le prendre pour un abruti? Il pencha la tête sur le côté, en signe d'incompréhension. Puis, il se mit à rire. Un rire profond et incontrôlable qu'il s'empressa d'étouffer dans une toux feinte, pour ne réveiller personne.

Adam : Euh, désolé.

Il toussa encore une ou deux fois pour se contenir, puis sembla gêné.

Adam : Tu étais tellement sérieuse, j'ai vraiment cru que... enfin, c'était bien une blague quand tu parlais de sauter en entraînements, non ?

Sentant qu'il s'enfonçait, il se mit à rougir légèrement et tira sur son haut de pyjama, déformant la tête du nounours qui devint franchement menaçant. Il avait en plus de ça du mal à comprendre la dernière phrase de Vika. Est-ce qu'elle comptait s'investir personnellement pour lui éviter les railleries sur sa sexualité ? Adam se mit une gifle mentale, et ferma l'oeil avant de se rendre compte qu'il n'avait... pas son bandeau sur la tête. Avec un petit air affolé, il plaqua sa paume sur celui-ci.

Adam : Oh, mince.

D'un geste précipité, il mit une grosse mèche devant son oeil mort, pour le camoufler, et esquissa un sourire d'excuses.

Adam : Bonjour la vision d'horreur de bon matin. Et pour prendre la mouche... je me défoule beaucoup ces derniers temps, ça aide à contenir un peu de colère, surtout quand on me prend pour une grosse bille.

Il lui offrit un sourire... ironique. Oui, Adam Mayers, le lycanthrope le plus maladroit et susceptible de tout Yôkai venait de faire un trait d'humour. Enfin. Si cela prêtait à rire.

Adam sentit une vague de chaleur gagner son visage tout entier, et ses joues se teinter d'un rouge vif. Le regard perturbé, il papillonna un moment, fixant avec un air absent le dos de Vika. Est-ce que c'était devenue une coutume de se déshabiller devant des inconnus pendant le temps où il était resté loin de la civilisation humaine ? Le lycanthrope détailla d'un oeil brillant la peau de Vika, et son odeur lui emplit les narines. La cicatrice n'était pas vilaine, non. Elle était juste là, comme complétant un tableau qui le fit voyager un instant. Une fille qui gagnait ses cicatrices au combat ne pouvait être qu'une bagarreuse de compétition, une vaillante. Le genre de personne qui ne baissait pas la tête ni les épaules, jamais.

Vika : Moi aussi j'ai mon quota de blessure de guerre. Et j'en ai provoqué aussi. Ne t'en fais pas pour ça.

Adam : Elle est magnifique.

Le loup de Maureen déglutit, et remercia sa déesse lorsque Vika se rhabilla. Puis, il eut un mouvement de recul, fronça les sourcils, et se frappa le front du plat de la main. Mais à quoi pensait-il par les couilles de Dehvi ?

Adam : Euh, je veux dire. C'est une très belle... cicatrice, Vika. Non pas qu'elle soit voyante, oh par Maureen...

Secouant la tête de gauche à droite, il eut un air profondément embarrassé puis inspira profondément, reprenant un peu de sa contenance et beaucoup de ses couleurs. Alors quoi, il n'était quand même pas un adolescent puceau pour se laisser impressionner aussi facilement par un bout de peau ! C'était la courbe de son dos, la descente de ses cheveux, et puis cet arrêt sur le bassin. Bordel, il était un attentat à la pudeur ambulant.

Adam : Je comprends.

Il défit sa mèche de cheveux roux et darda son regard ambré sur sa sempai, à présent trop réveillé pour pouvoir se rendormir en paix. En plus, ni Becka ni Alvis n'appréciaient d'être réveillés aussi tôt. Encore moins par lui.

Adam : Comment tu as gagné cette... belle balafre ?

Maladroit comme toujours, Adam peinait à trouver des mots qui ne la vexeraient pas. Quoique Vika ne soit pas la fille la plus susceptible de Yôkai, il se doutait bien qu'un jour, ses mots lui pèseraient trop et qu'elle se mettrait en colère contre lui. Il espérait juste que cela n'arrive pas trop tôt. Pas ce matin-là.

Adam était littéralement soufflé. Parfaitement silencieux pendant le récit de sa sempai, il avait senti des fourmillements le gagner et partir au fur et à mesure qu'avançait son histoire. S'il avait pu se douter que l'école avait été en proie à une confusion de cette taille auparavant, il serait venu bien plus tôt. Il comprenait la métamorphe corbeau bien plus qu'elle ne pouvait l'imaginer. Les bons sentiments, l'envie de toujours bien faire, malgré le reste. Malgré tout, le loup de Maureen savait au fond de lui que ce genre d'ambiance aurait à coup sûr influé sur sa personnalité. Un endroit où régnait la loi du plus fort lui aurait fait monter une meute rapidement, et ses instincts animaux auraient sans doute pris le dessus en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire.

Et il se serait encore retrouvé avec la jambe de Maureen savait qui entre les crocs, assis dans le coin d'une maison abandonnée.

Il n'était plus un chiot depuis longtemps, et Vika semblait elle aussi avoir passé son stade de Rookie avec brio. Elle était juste, droite et tenait à ses idéaux. En un sens, c'était l'image de la liberté et de la volonté, avec des ailes et un caractère de leader. Pour peu, il lui aurait collé un bonnet frigien sur la tête. Animée de mauvaises intentions, il ne doutait pas qu'elle aurait pu posséder le monde entre ses jolis doigts en moins de quelques années. Un allié de poids, exactement le genre de personne que Dehvi n'hésiterait pas à utiliser. Enfin, s'il y parvenait.

Son père avait l'habitude de mener les femmes par le bout des hanches depuis qu'il était sorti du bois de Blacksheep.

Maintenant qu'il y réfléchissait, Adam était rudement content qu'il n'ait jamais croisé la route de Vika. La voir devenir une seconde Maureen ne l'enchantait qu'à moitié. Même si elle aurait été diablement séduisante avec un peu de magie et quelques lumières mystiques en plus. C'était une combattante, une vraie, et elle venait encore de le lui montrer.

Vika : Tu sais tout, je crois. Et toi, t'as fait ça comment ?

L'air du lycanthrope changea doucement, tandis qu'il se remémorait sa peur à cet instant-là. Un frisson gagna sa colonne vertébrale et un grondement sourd remplaça son souffle léger. Avec patience, il calma sa colère et se mit à raconter son histoire.

Adam : A côté de chez mes parents, on racontait qu'un loup avait élu domicile. Un loup humain, qui, puni par une sorcière, était voué à ne jamais sortir de la demeure où il avait sacrifié son troupeau sacré. Nous n'étions alors que des enfants mon frère et moi, mais nous y croyons dur comme fer. Quand Arthur a eu douze ans, il s'est fait tabassé au collège, et cela a recommencé un mois durant. A bouts de nerfs, il se rendit dans le bois de Blacksheep pour s'y faire dévorer, et ne plus avoir à affronter la réalité en face. Sauf que le loup y habitait.

Avec un air de conteur qu'on lui connaissait étant enfant, Adam se mit à expliquer comment Arhur avait trouvé Dehvi, affamé. Comment lentement une amitié s'était liée entre eux. Il s'arrêta sur la cage en or, contenant le coeur du premier alpha de Blacksheep, et qui interdisait la sortie des bois à quiconque, lycanthrope, y mettait les pieds. Puis il se mit à raconter sa propre rencontre avec Dehvi, et son visage se voila d'une expression terrifiante.

Adam : A l'époque, il était aussi épais qu'un cure-dent. A peine nourri par ce que lui apportait mon frère. Et je lui ai fait promettre. Promettre de ne faire du mal à aucun des membres de ma famille si je parvenais à le faire sortir du bois. Pourtant, toutes les légendes de chez nous le disaient : ne passe pas d'accord avec le loup. Mais Dehvi dégageait une aura de sécurité rassurante. J'avais envie de lui faire confiance rien qu'à le regarder dans les yeux. Alors, je lui ai dit que je trouverai cette cage et que je la détruirai. Et c'est ce qui s'est passé. Seulement, j'ai fait une erreur de timing énorme. Et une erreur de jugement.

Le regard sombre, le loup de Maureen était perdu dans ses propres souvenirs, visiblement douloureux au froncement de ses sourcils roux.

Adam : Arthur avait fait promettre à Dehvi de faire de lui un des siens. Et il lui avait dit qu'il le ferait lorsque la cage serait détruite. Il l'avait sous la main à ce moment-là. Son hurlement... son hurlement me hantera toute ma vie. J'ai couru aussi vite que mes jambes d'humain me le permettaient jusqu'à la clairière où je savais qu'ils s'entraînaient, et Arthur était déjà en train de muter. Je ne reconnaissais rien de mon frère. Dehvi riait comme un dément, commençait à hurler à la lune, alors que son corps se couvrait d'une épaisse fourrure brune, emmêlée. J'étais fou de rage, je me suis jeté sur Arthur. Il a approché son... museau, de moi. Il m'a mordu méchamment les paumes, et nos sangs se sont mêlés. Et puis, pour se débarrasser de moi qui commençais, comme lui, à muter doucement, il m'a mis un coup de griffes. Net. Sec. En plein sur l’œil droit.

Se rappelant la douleur de cet instant, le lycanthrope déglutit avec peine. Ensuite, ce fut le noir total. Inspirant profondément, le loup de Maureen frappa contre son torse. Le grand gaillard qu'il était semblait être un enfant de treize ans à nouveau.

Adam : Fou de liberté, Arthur a pété les plombs. Il a dévoré tous nos moutons, a déchiqueté nos parents, et puis il a fait des victimes dans notre village. Puis, il s'est fait abattre. N'a survécu de ce moment que moi. Dehvi n'avait pas promis qu'il prendrait en main Arthur. En revanche, il m'a recueilli. Et aujourd'hui, je le considère comme mon père. Même si j'aurais aimé connaître un peu plus mon frère dans cette situation. Je regrette de n'avoir pas un peu plus réfléchi. Mais je ne regrette pas ce que je suis devenu.

Un sourire triste se peignit sur le visage du lycanthrope, qui ramena ses cheveux en arrière. Après tout, cela faisait partie de son passé. Et Dehvi lui avait appris que seul comptait l'avenir qu'on se construisait, pas l'endroit d'où l'on venait. Avec douceur, il se rapprocha de Vika et lui barra la route, pour lui faire face.

Adam : Mais je préfère ton histoire. C'est une blessure de guerre que tu as.

Le lycanthrope eut un haussement d'épaules vague, comme pour exprimer sa distance par rapport aux évènements. D'un côté, cela faisait fort longtemps que les évènements s'étaient déroulés, et il avait donc eu amplement le temps de faire une partie de son deuil. Il ressentait toujours une terrible colère à repenser à la manière dont il avait précipité la mort des Mayers de la seule force de son esprit. Mais il était apaisé en ce qui concernait son frère, et se disait simplement que, ce que lui n'avait pu vivre en tant que lycanthrope, il le ferait à sa place. Dehvi n'était pas un mauvais père. C'était un profiteur, un coureur de jupons, mais il savait se montrer attentionné et aimant.

En revanche, la seconde partie de la phrase de Vika fit hausser les deux sourcils du loup-garou, qui déglutit un instant. Il se souvint de son entrainement, et sentit un fin filet de sueur lui couler le long de la colonne vertébrale. Déglutissant avec peine, il fit un geste négatif des deux mains, croisant ses avant-bras en croix sur son torse comme pour interdire formellement une idée saugrenue.


Adam : Vika... Tu es, incontestablement, une des plus puissantes adversaires que j'aie eu à affronter. Mais, contre Dehvi, tu serais anéantie sur place.

Il se devait d'être sincère. D'abord, parce que Vika serait véritablement pulvérisée. Ensuite, parce qu'il avait, même après sept ans, encore peur de Dehvi. Suffisamment en tous cas pour éviter toute confrontation directe avec lui. L'affronter au corps à corps, même enfoncé dans une armure de titane et armé d'une tronçonneuse, c'était de suicide. Pur. Et simple.

Adam : Il est resté plus de cent ans dans la forêt de Blacksheep et a exterminé toutes les espèces y ayant habité. Il peut me briser un bras d'une poignée de main. Et il a ... ce donc. Cette chose qui fait qu'il peut te faire sortir hors de toi en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. Il le fait avec les femmes, c'est pour ça qu'elles reviennent. Il l'a fait aussi avec moi, pour me "dresser" comme il le disait. Et vraiment, j'étais hors de moi.

Avec crainte, le lycanthrope jeta un regard par dessus sa propre épaule, comme si son père pouvait se trouver derrière lui. Le nombre de fois où Adam avait du racheter un sommier ne se comptait plus. Lorsque Dehvi ramenait quelqu'un, c'était trois longues heures sans interruption de murs qui tremblaient et de cris animaux qui l'attendaient. Même les filles les plus timides qui pénétraient sa chambre ressortaient avec des cernes sous les yeux, des traces de dents dans le cou et un air hagard, un sourire ravi. Démoniaque, c'était le mot pour le qualifier.

Il aurait bien mieux gagné sa vie en ouvrant une maison de passe plutôt qu'en faisant des pizzas. Mais ce n'était plus légal depuis un paquet de siècles.

Vika : D'ailleurs, en dehors du lycée, tu fais quoi ?

Le loup-garou réfléchit un instant. Tuer des promeneurs imprudents une fois par mois et sauter sur les toits de Tokyo n'était pas une réponse convenable. Maintenant qu'il y pensait, Adam avait tout abandonné avec son ancienne vie. Il ne partait plus en camping sauvage avec des amis. Il n'écrivait plus de légendes. Il ne dessinait plus non plus les personnages des histoires celtes qu'il aimait le plus. Il ne lisait plus aucun roman, ni ne s'entraînait plus à écrire en lettres calligraphiées. Il était devenu plus... primaire. Brut. Animal.

Un lycan, quoi.

Adam : Quand je rentre chez moi... je livre des pizzas. Le service le plus rapide et écologique de Tokyo, à la force de mes jambes.

Un sourire de soldat américain d'avant-guerre sur le visage, le jeune Mayers mima le port de cartons de pizza à livrer, et manqua une marche, se rattrapant d'un bond un peu mollasson.

Adam : Ça aide à la boutique. Et je gagne quelques pourboires sympathiques. Mais, et toi. J'avoue que j'imagine assez mal ce que tu fais en dehors de Yôkai.

Adam se retint de se frapper le visage dans un magistral facepalm. Vika n'avait, semblait-il, absolument rien compris de ce qu'il lui avait dit. Il ne s'agissait pas de perdre ou vaincre contre Dehvi, il s'agissait de garder son âme intacte. Ce lycanthrope de longue lignée était un poison lent qui se propageait partout, dans le cerveau, les membres, la manière de penser. Adam y était habitué, et avait appris à vivre avec. Mais Vika, et les gens en général, se laissaient emporter par la provocation de Dehvi.

Vika : Parce que bon, moi aussi j'ai réussi à t'énerver suffisamment, je ne peux donc pas trop mesurer l'ampleur de son "don"...

Vexé par cette remarque, le loup-garou ne répondit pas, et écouta la suite de la réponse de Vika, ne tendant qu'une oreille lointaine aux histoires de guerre, de tournois et d'autres villes aviaires. Elle n'avait décidément rien compris. Lui l'écoutait lorsqu'elle lui parlait de son art et appliquait ses conseils pour s'améliorer à la prise en main des différentes armes. Il s'était tenu à carreaux selon ses conseils pour éviter le Comité de Sécurité. Son sourire, même adorable, le renfrogna un peu.

Adam était jaloux.

Cela ne lui était pas arrivé souvent, puisqu'il considérait le tableau de chasse de son père comme privé. Mais là, que Vika considère Dehvi comme un adversaire de si grande valeur lui mettait les nerfs en pelote, faisait accélérer sa respiration, et grogner doucement son ventre.

Adam : Tu devrais utiliser ta langue avec plus de réflexion en parlant de mon père Vika. Ou tu finiras un peu trop vite à mon goût par l'utiliser pour autre chose.

Sa remarque était machiste, obcène et presque déplacée, mais il avait pesé chacun de ses mots. Elle ne pouvait pas comprendre le monde dans lequel il vivait. Elle avait un manoir ! Elle se battait pour une influence ! Elle avait des connaissances de sa race, autours d'elle. Et toute une ville évoluait dans un esprit droit et guerrier, voire politique. Il n'avait pas le droit de lui en vouloir. Après tout l'exotisme excitait toujours les curiosités.

Du temps que cela se bornait à la curiosité.

Adam : Cependant, si tu veux l'affronter, je pourrai te le présenter. Mais tu sais, on vit à deux dans une pièce sans eau courante, au-dessus du restaurant...

Il essaya d'avoir un ton plus doux, écrasant sa fierté et son égo de mâle du mieux qu'il le pouvait. Ce n'était pas le moment de se laisser avoir par ce putain d'honneur. En plus, son sourire était trop mignon. Vika lui avait presque paru naïve. Naïve. Un comble.

Oups.

Adam l'avait senti, l'espace d'un instant. Le corps qui se tend, les mâchoires qui se contractent, un regard meurtrier. Bref, mais suffisamment furieux pour lui brûler l'âme. Fugace, tant qu'il se demanda s'il l'avait imaginé, cette expression fit déglutir doucement notre loup-garou. Il considérait Vika comme un modèle de calme et de vertu... même si ses tatanes distribuées en combat valaient toutes les démonstrations du monde de la manière de canaliser sa colère. Un instant, il se sentit coupable. Un instant, il regretta ce qu'il avait laissé échapper.

Celui d'après, il inspira calmement. Il l'avait suffisamment mise en garde pour qu'elle se méfie de Dehvi... du moins c'était ce qu'il espérait. Vika était un genre de fille... très compliqué. Peut-être que sa réponse, courte, incisive, tellement hérissée qu'elle le fit planter son regard dans le sien, ne reflétait pas un courroux à ses insinuations. Il l'avait sous-estimée, il reconnaîtrait ce regard entre mille. Celui qu'il adressait à son père lorsqu'il était hors de lui. Ne touche pas au four fils, c'est pour moi. Ne louche pas sur ma copine fils, elle est à moi. Ne rentre pas dans ta chambre fils, elle est occupée. Ne fais pas de remarque fils.

Bordel, il se comportait comme un crétin.

Vika : T'en fais pas, va. J'ai déjà dormi à la belle étoile à des endroits improbables, alors, à trois dans une petite pièce, ça ne peut pas être pire. Et puis, de cette manière, tu pourras t'assurer que le seul manche que je tienne la bas soit celui de mon épée.

Le loup de Maureen sentit un frisson lui parcourir l'échine. Il aurait dû se sentir outré, par ce qu'il venait d'entendre. Il aurait dû se sentir blessé, de la voir le railler de la sorte. Il aurait dû... réagir comme n'importe quel garçon normal, se mettre à rire, et la taquiner. Mais Adam était quelqu'un à l'image de sa race, à l'image d'une pierre brute sans aucun raffinement. Et en cet instant, il sentait une énorme porte s'ouvrir devant lui, lui coupant le souffle, lui tirant un regard confus, laissant son unique oeil divaguer à ses pieds, nus.

Son rythme cardiaque était beaucoup trop élevé, même pour une nuit avortée trop tôt. Il sentit sa poitrine se soulever à un rythme irrégulier, la fièvre lui monter à la tête, tandis qu'il cherchait désespérément quelque chose à répondre à Vika.

Il l'observa un instant, son regard gêné, ses joues rouges. Rouge comme le fouillis qu'il ressentait à cet instant. La couleur qu'il ne lui avait jamais vu porter au visage, et celle qu'il avait décidé de préférer en cet instant.

Ne contrôlant plus ses membres, il l'attrapa un peu plus violemment qu'il l'aurait voulu, et la serra contre lui. De toute sa hauteur, il enroula sa sempai entre ses bras, la coinçant contre lui, alors qu'un grognement rauque s'échappait de sa poitrine sous le coup de l'excitation.

Il la serra.

Pas avec force, pour l'empêcher de s'enfuir. Avec une douceur protectrice. Tout ce qu'il n'avait jamais imaginé pouvoir être pour elle, tout ce qu'il voulait être à l'instant. Sous ses aspects d'amazone du conseil des élèves, Vika plutôt qu'un corbeau lui faisait penser à un jeune oiseau, tentant de s'arracher à tire d'ailes à un nid trop protecteur. Elle était forte parce qu'on l'avait obligée à l'être, comme lui.

Et en cet instant, le parfum de liberté qu'elle dégageait était celui dont il avait le plus besoin.

Bon sang, il devenait fou.

Adam : Ne dis pas de choses ridicules Vika...

Il déglutit, pour laisser le temps à ses pensées de se remettre en place. Malheureusement pour lui, son cerveau en avait décidé autrement.

Adam : Le seul manche que je voudrais te voir tenir, c'est le mien.

Il fronça les sourcils, écarquilla l'oeil, et sentit un rire lui grimper le long de la poitrine. Ce n'était pas le moment... vraiment pas. Mais il se cacha près de l'oreille de la femme corbeau pour pouffer doucement, retenant un fou rire qui avait tout de nerveux.

Une pierre à l'état brut.

Un éléphant avec un coeur de porcelaine.

Adam ne pouvait pas lui env ouloir, Vika avait réagi comme n'importe qui l'aurait fait. Même si lui n'avait eu cette pensée qu'intérieurement, le fou rire presque silencieux qui l'avait agité témoignait de la position dans laquelle il s'était mise. Au moins, sa sempai ne l'avait pas giflé, repoussé, ni mis un coup de pied dans les parties - d'autres l'auraient fait, il en était persuadé. Le lycanthrope était content, très content même. Il avait réussi à lever le voile sur certaines choses qui s'étaient passées entre eux, et se sentait bien mieux vis à vis d'elle.

Détendu, il ne se sentait plus obligé de se camoufler derrière un masque de politesse, de gaucherie, ou de colère. Il était simplement lui-même quand elle était là, et c'était aussi pour ça qu'elle le mettait dans des états pareils... et qu'il lui arrivait de faire des choses stupides. Il n'était pas gêné, loin de là.

Alors qu'il venait d'exprimer un besoin bestial, primaire. Celui de savoir que quelque chose lui appartenait, qu'elle faisait partie de son territoire. Et, plus important encore, qu'elle ne faisait pas partie de celui de Dehvi.

Elle ne lui avait pas répondu, n'avait pas dit non, ni oui. C'était un délicieux peut-être qu'elle venait de déposer sur sa joue, et qui lui colla un frisson qu'il retint à grand renfort de pensées platoniques. Il était très tôt dans la matinée, et hors de question de se laisser aller à une pensée digne d'une douche froide.

Il la laissa filer, esquissant un sourire rassuré lorsqu'elle partit au fin fond du couloir, avant de se mettre à courir. Un monstre lambda n'aurait rien remarqué, mais Adam l'avait nettement entendu, et senti. Vika s'était en quelques sortes enfuie. Pas loin de lui, ça il en était sûr. Sans doute de la même manière que lui était en train de fuir, cherchant à regagner sa chambre.

Aucun de nos deux élèves n'avait encore compris ce qui leur arrivait, mais Adam savait que cela le rendait incroyablement heureux. Peut-être parce qu'il n'avait jamais eu de proche réel, ou bien peut-être parce que c'était juste Vika.

Tout ce qu'il savait, c'était qu'il avait besoin d'aller courir.

Ouvrant la fenêtre du bout du couloir, il se jeta à l'extérieur, roula sur un toit bas, et atterrit sur ses pieds. Le regard rivé sur la lune presque pleine, il se laissa gagner par toute cette énergie qu'il conservait, n'osant la laisser s'échapper en présence de la métamorphe. Dans un long hurlement lupin, il fléchit les genoux, et se mit à courir, le plus vite possible.

Rien, à présent, n'aurait pu couper sa joie de vivre.