Samedi gris, samedi au lit.
Sauf que la malédiction du coloc' avait encore frappé. Greg avait une poisse phénoménale en ce qui concernait ses camarades de chambre. Le précédent était l'Allumette, un démon pyrophile et soupe au lait ; l'actuel, un amnésique je m'en foutiste et paranoiaque. Pas la compagnie idéale quand on veut avoir la paix dans sa propre chambre.
Korosu dormait-il seulement ? Le doppelganger en doutait parfois. Ce matin-là, encore, il ne s'était levé que pour trouver le jeune homme pelotonné à la tête de son lit, regard vide d'émotions ou de pensées mais le suivant sans relâche des yeux. Un mannequin de chair bougeant uniquement par réflexe. Le sentir le fixer comme ça lui faisait froid dans le dos...
Sitôt douché et habillé, il avait pris la poudre d'escampette. Un regard à l'extérieur lui avait suffi à comprendre que ses retraites habituelles ne seraient pas des plus confortables ; quant à la salle commune, un idiot de son aile y avait lancé une bombe de peinture la veille, la fermant aux élèves jusqu'à ce qu'elle soit nettoyée. Avec lassitude, il s'était dirigé vers la nouvelle salle de repos dans le bâtiment principal. Au moins, il y serait au sec.
Café, d'abord. On se sentait plus à l'aise avec quelque chose de chaud entre les mains. C'est avec un grand gobelet de carton entre les mains qu'il jeta un coup d'oeil à l'intérieur de la salle. Peu de monde à l'intérieur. Probablement que la majorité d'entre eux étaient restés planqués sous leur couette, les heureux veinards. Il alla s'installer tout au fond de la salle de façon à petit un avoir la paix, petit deux avoir les issues bien en vue. On ne se refait pas.
Un samedi à passer ? Aucun problème. Il passait sa vie à attendre, bon gré mal gré et il connaissait de pire façon de s'occuper qu'un bon livre. Sur la table toute proche, il posa sa boisson un peu trop chaude pour être bue. De son sac, il tira son roman du moment. Momo. Cadeau de ses parents pendant les vacances. Qu'ils se souviennent de son affection pour Mickael Ende l'avait beaucoup touché ;il en avait passé du temps autrefois, enfermé dans sa petite chambre cloisonnée, à rêver d'Atreju et de Bastien, héros de papier chevauchant vers l'horizon sur le dos de leur dragon porte-bonheur... Avant de l'ouvrir, il le porta à son nez et inspira ; l'odeur de colle et de papier d'un nouveau livre avait toujours quelque chose de délicieux. De nouveau. Un rien de rêve épicé, celui ci, de nostalgie-cannelle camouflée dans l'odeur de l'encre fraiche. Prémices au voyage imaginaire... Il ouvrit son livre et se cala dans l'épais fauteuil, jambes repliées sous lui et sauta à pieds joints dans l'océan de mots qui s'étalait devant lui.
Plusieurs heures plus tard...
Nostalgie-cannelle et circamone de regret doux-amer, oui.
Le doigt coincé entre les pages en tant que signet, Greg regardait d'un air absent la couverture. Il réfléchissait. Au temps qui passait. Aux enfants qui jouaient et mouraient de devenir adulte. Aux fleurs du temps. Le livre était bon. Très bon, même. Il se sentait calme, et mieux encore, seul. Ou pire encore, selon le point de vue. Les autres, en arrière fond sous son crâne, réfléchissaient aussi. Des réflections qui réflexionnent et se réfléchissent, encore et toujours, miroirs brisés aux multiples reflets...
Que regrettait-il, lui, lorsqu'il regardait sa vie ? Qu'avait il sauté ? Sacrifié à l'efficacité et au temps utile ? Probablement son innocence. Sa naiveté. Sa capacité à être surpris. Il pensait trop. Tout le temps. Prévoyait ce que les autres pensaient, disaient, cachaient. Pour réagir plus vite. Gagner du temps. Survivre. Mais à survivre, on devenait tout gris selon ce livre. Alors qu'à vivre, à perdre son temps, à suivre les détours et retours du chemin des écoliers plutôt que les raccourcis...
La voix le fit relever la tête. Pas sursauter, parce que malgré tout il avait jeté un oeil à tous ceux qui rentraient dans la salle. Réflexe. De survie encore une fois. Rien que de s'en rendre compte, il se sentit fatigué. Encore un raccourci...
Le jeune fille était...
Non.
Au risque de paraitre impoli, il détourna les yeux le temps d'expirer profondément. On était samedi. Un samedi gris. Avait il véritablement besoin d'analyser son comportement ? De chercher à juger d'après ses pattes d'oie si elle était du genre joyeuse ou si son regard révélait quoi que ce soit sur elle ?
C'est un samedi, Greg. Laisse toi aller, pour une fois. Essaie de ne pas être gris.
Avec un maigre sourire, il revint à elle. La jeune fille était jolie. Il ne s'autorisa pas à chercher à lire plus en elle. Il pouvait bien essayer, pour une fois, de ne pas être... lui.
"Salut. Prends un fauteuil, je n'ai rien de prévu" lui dit il gentiment en lui désignant de sa main libre un siège en face de lui. Il se redressa un peu, sortant de sa position de lecture presque recroquevillée pour mieux être en face d'elle puis tendit la main vers son gobelet négligé. Le carton était froid et spongieux sous ses doigts. Il l'avait totalement oublié avec sa lecture. "Café froid" fit il avec une grimace. "Je ne t'en propose pas."