→ Ténébres et lumière ←
Je flottais dans un espace profondément noir. La seule chose dont j'avais conscience était de mon corps, que je sentais pulser au rythme de mes battements de cœur. Avant, je n'étais rien. Maintenant, j'étais quelque chose. C'était la seule pensée à laquelle je pouvais me raccrocher. La seule dont j'étais sûr, en fait.
Je ne savais pas ou j'étais, ni ce que j'étais. Je ne savais rien, hormis le fait que j'étais en présence de quelque chose d'infiniment vieux. Soudain, des mots se s'incrustèrent dans mon esprit, aussi clairement que si quelqu'un les avait prononcés à voix haute.- « Ton nom est Luna Enlubbrem. Noirceur pure. Ténèbres totale. Obscurité absolue. Ce sont tes fondements. »
Je sentais mon esprit devenir; chacun de ces mots me forgeait. Oui, c'est bien ça ce que j'étais. Une ombre à la lumière, chargé d'apporter un peu de souffrance à ce monde. C'est ça, de la souffrance à ce monde.- « Tu es née pour la discorde. Tu apporteras douleur, haine, et désespoir autour de toi. Tu seras opposée à l'ange tombé des Cieux, Bruna Brumelune, tu seras son ombre. »
Née pour la discorde... Alors qu'ils auraient du m'attrister, je sentais que ces mots, au contraire, réchauffaient mon cœur. Oui, faire le mal. Cela allait devenir ma raison de vivre, à moi qui jusqu'il y a peine une minute, n'en avait aucune.
Non, qui n'existait même pas il y a une poignée de secondes.
Maintenant, mon existence avait un sens. J'allai devenir un être ne laissant sur son passage que des rivières de sang et des océans de larmes. J'allai devenir l'ombre d'un ange, une créature qui répandrait la souffrance et s'abreuverait des cris de ses victimes.
Même dans les ténèbres, je sentit un sourire se dessiner sur mes lèvres.
Je fermais les yeux.
Et à cette seconde, je sentit le monde s'ouvrir à moi, et un torrent d'informations se déversa dans mon esprit. Le monde, les gens, les anges, les bêtes, les monstres, les lois de la physique, les mœurs, les humains, les secrets du monde...
Pendant une folle seconde, je sentis le savoir absolu entrer dans ma tête. Puis ressortir. Je ne savais pas tout mais... je me sentais compléte. Je savais tant de choses maintenant...tant de choses qui pourraient devenir mes armes pour torturer les gens.
J'ouvris les yeux.Obscurité parsemée d'étoiles scintillantes. Lune rousse sur l'horizon, éclairant d'une pâle lueur sanglante la prairie où elle était étendue.
Luna se redressa, cherchant à se repérer. Quelques arbres, des herbes hautes, un ruban d'asphalte à plusieurs dizaines de mètres, pas de bruits hormis les bruissements des herbes. Un frisson la parcourut lorsqu'un qu'un petit vent vint souffler sur sa peau nue. Elle allait devoir remédier à ça. Ses yeux la brûlaient, la poussière du sol s'étant faufilée sous ses paupières ; elle avança jusqu'à une flaque d'eau, nettoyant grossièrement son visage.
Une fois ceci fait, elle se repencha sur l'eau et s'examina sur la surface désormais lisse. Une figure mince lui rendit son regard, ses yeux d'obsidienne à moitié cachés derrière ses cheveux noir corbeau. C'était donc elle. Un concentré de sadisme sous le masque d'une fragile jeune femme.
"Qu'est-ce que... une femme ?"
Elle releva lentement la tête.
Fascinée par son reflet, elle n'avait pas prété attention à l'arrivée de ces hommes. Ils étaient trois, habillés de noir et brun, un fusil à la main, et présentement très occupés à la reluquer mine de rien. Ils tenaient en laisse deux chiens, des bâtards, qui grondaient dans sa direction, écume aux lèvres. Les mots étaient chantants, tout en voyelles allongées... De l'italien.
Des braconniers.
Des morts en sursis.
"Ca va mademoiselle ? Vous êtes perdue ? Ou sont passés vos vêtements ?" lâcha l'un d'entre eux d'une voix inquiète. Un de ses camarades passa la langue sur les lèvres en baissant un regard lubrique sur son corps nu.
Ses vêtements. Le froid. Ah oui. Elle se concentra un instant, rassemblant les ténébres alentour. Sous les yeux ébahis des hommes, les ombres frémirent puis s'orientèrent en direction de la jeune femme, donnant l'impression de ramper puis de l'enserrer dans un cocon. Des habits, pour se protéger du froid... Subitement, l'enveloppe sombre se dissipa, et la jeune fille resta debout devant eux vêtue de pied en cap d'une matière noire et fluide, vêtements dont les pans voltigaient sous le vent.
Les hommes reculèrent devant cette sorcellerie, intuitivement. Celui qui lui avait parlé fit un faux pas, trébucha et, dans sa tentative pour garder l'équilibre, lâcha la laisse de son chien. La bête fondit sur Luna, crocs à découvert, son instinct lui hurlant de prendre à la gorge cette chose obscure qui puait le mal à des mètres à la ronde.
L'ombre le regarda foncer droit dans sa direction sans sourciller, faisant apparaitre dans sa main gauche une lame d'obscurité. Elle le laissa fondre sur elle, lui sauter même à la gorge et esquiva au dernier moment. Le chien tenta de broyer de ses machoires les ténébres qui lui recouvraient l'épaule avec un grondement rageur qui se mua en piaillement de douleur lorsque lesdites ténébres remontèrent dans sa gorge et y plantèrent leurs crochets. Dans le même temps, elle le rabattit contre sa poitrine et de deux coups de lame bien placés lui creva les yeux. Le sang jaillit, l'éclaboussa, alors que le misérable quadrupède tentait d'échapper à sa poigne. L'odeur cuivrée se répandit dans l'air, lui arrachant un sourire satisfait.
Elle lâcha le chien. Il se recroquevilla à ses pieds en geignant, souffrant trop pour hurler. Les braconniers n'avaient pas bougé de leur place durant les quelques secondes qu'avaient duré la scène. Le chien survivant reculait, queue entre les pattes arrière, espérant fuir sa présence. Elle les regarda, son sourire toujours aux lèvres. Elle en voulait plus. La souffrance de ce bâtard n'était qu'un hors d'oeuvre.Une minable entrée par rapport aux délices qui l'attendaient. Plus de souffrance, plus de douleur, plus de hurlement. Plus.
Celui qui tenait l'autre chien pointa un doigt tremblant en balbutiant : "Monstre... tu es un monstre !"
Elle eut un rire, puissant et fou. Monstre. Un mot de plus pour la construire. Obscurité, noirceur terreur, douleur, souffrance... monstre. Un très beau mot.
Luna leva son regard vers la lune. Rousse, rouge, sanguinolente. Son éclat était l'écho des larmes carmines qui avaient jailli des yeux du chien et lui ruisselaient désormais sur le visage. Quel meilleur présage pour une nuit pareille ?
Elle interrompit son rire et lâcha des mots jaillis du plus profond d'elle-même :"J'offre mes prières à la lune... accorde-moi la force de répandre mes ténèbres."
Les braconniers tentèrent de reculer alors qu'elle attirait à elle les ombres. L'un d'eux épaula son fusil et tira.
Détonation.
Hurlement de douleur.
Un épais nuage cacha la lune et les ténébres déferlèrent sur le monde.
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-Encore...
Assise sur un cadavre, Luna regardait la lune descendre vers l'horizon.
Elle avait rendu ses armes aux ténébres et s'était déchaussé ; le contact de l'herbe trempée de sang sur ses pieds était des plus agréables.
Dire que quelques heures auparavant, elle ignorait ce qu'était le souffle du vent. Le chatouillis de l'herbe. L'odeur du sang. Le goût des larmes. La chaleur d'un corps. Le cri de quelqu'un à qui on vient d'arracher un bras.
Elle ignorait tout alors et, malgré la masse de connaissances acquise depuis sa création, ne savait rien. Elle connaissait l'usage d'un fouet par exemple, et la façon de s'en servir, mais... comment réagirait la personne d'en face ? Pour de vrai ? Hurlerait-elle ? Ou se mettrait-elle à geindre ? Implorerait-elle sa pitié ou au contraire tenterait-elle de se défendre ?
L'Ombre porta précautionneusement sa main à son épaule, là où la balle l'avait atteinte. Elle savait que son articulation était endommagée et qu'elle devrait y faire attention. Elle savait qu'elle aurait dû avoir mal. Mais elle ne ressentait rien, ne l'intégrait pas. "Souffrance", c'était ce qu'elle répandait. Dommage qu'elle ne comprenne pas ce que voulait vraiment dire ce mot... Elle devrait néanmoins faire attention la prochaine fois. Frapper plus fort, faire plus mal, répandre plus de souffrances, et éviter les coups. Devenir plus forte.
Tant de choses à découvrir et comprendre... sept milliards d'humains, serait-ce suffisant ?
Elle grimaça soudainement, prise d'un accès de vertige. L'aube pointait, révélant l'hécatombe commise. Sensation de chaleur là où les rayons la touchaient, signe de la faiblesse de l'ombre face à la lumière. Elle se releva, s'écartant du corps décapité qui lui avait servi de siège et se concentra pour se matérialiser une pélerine d'ombre. Les trainées de sang qui la maculaient risquaient de faire peur à un éventuel automobiliste bienveillant ; avec ceci, le possible bon samaritain ne se rendrait compte de rien avant de s'arrêter. Il serait alors trop tard pour lui.
Elle avança jusqu'à la route, ses chaussures à la main. L'écarlate qui teintait ses pieds disparut peu à peu, se mêlant à la rosée du matin. Elle aurait pu se nettoyer au moins le visage avec le peu d'eau à perlant à la surface des feuilles mais n'en fit rien : la sensation du sang qui séchait était encore quelque chose qu'elle voulait connaitre. Sans compter qu'il s'agissait d'un petit souvenir de son premier acte en tant qu'être à part entière.
Elle jeta un dernier coup d'oeil derrière elle avant de remettre ses chaussures. Les corps gisaient au sol, déchiquetés pour deux d'entre eux, couverts de ce mélange poisseux mi terre-mi sang. La tête d'un des hommes avait roulé à quelques mètres de là et semblait jeter un regard d'horreur à ce spectable... Regard qui disparaitrait bientôt, à en juger par l'oeil gourmand du corbeau qui venait d'atterrir devant lui. Rien que d'y repenser, elle en avait des frissons d'excitation.
Il parait qu'on n'oublie jamais sa première fois. Luna espérait que c'était vrai... mais qu'elle pourrait faire encore mieux la prochaine fois. Prochaine fois qu'elle devinait proche, très proche. Peut-être avec un conducteur sympa, qui sait.
Un autre cadavre en sursis.
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Son parcours était facile à retracer. Il suffisait de prendre une carte et de suivre la rivière de sang qui commençait au milieu d'un champ lambda et sinuait sur les petites routes, faisant parfois un détour par un charnier particulièrement sanguinolent. Rivière qui subitement stagnait, formant un grand lac d'hémoglobine en plein milieu de Rome.
Rome. Ville de lumière, demeure de son opposée.
Bruna Brumelune était là, quelque part ; Luna sentait intuitivement la lumière éclatante qu'elle dégageait, aussi chaude que les rayons du soleil, aussi blessante que le plomb du fusil qui l'avait atteinte. Aussi douloureuse qu'une caresse.
Peut-être en faisant souffrir son opposée deviendrait-elle complète. Qu'elle comprendrait ce qu'était la souffrance au lieu de seulement le savoir.
Pour l'heure, elle n'était là qu'en repérage. Si elle connaissait intuitivement la position de sa Déchue, elle ignorait totalement à quoi elle ressemblait. Etait-elle belle ou laide ? Forte ou faible ? Douillette ou résistante ? Hors d'oeuvre ou régal de douleur ?
Elle tourna dans plusieurs rues bondées, à la recherche de la présence lumineuse qui hantait en permanence son esprit. La foule l'entourait de toute part, la submergeait, masse grouillante d'humanité côtoyant sans le savoir son pire ennemi. Elle se laissa porter par la vague, savourant l'innocence pitoyable de tous ces gens qui ralaient devant leur bus en retard ou un talon cassé. Quelque part en elle le pouls de cette foule vibrait, fort et fragile en même temps, susceptible de s'emballer au moindre incident. Un membre arraché, un corps éventré, et l'émeute surviendrait, créant elle-même ses propres blessés, sa propre douleur. Une petite goutte de sang qui ferait déferler le chaos...
Non, pas aujourd'hui. Pas maintenant. Plus tard, peut-être.
La lumière se faisait de plus en plus proche. Elle s'obligea à marcher d'un pas calme et tourna une fois de plus à gauche.
Marche tranquille toujours. Ne pas dévorer du regard le couple qui marchait devant elle. Ne pas plisser les yeux devant la lumière qu'ils dégageaient. Ne pas les attaquer. Ne pas les étriper.
Elle continua paisiblement, se rapprochant sans même qu'ils l'aperçoivent. Un jeune homme aux cheveux blancs et à l'air sauvage, une jeune femme aux cheveux rouge écarlate et à la mine fragile Il échangeaient quelques mots en marchant, et elle distinguait leurs yeux. Deux paires d'yeux rubis.
Pas un, mais deux déchus.
Elle ralentit, se reperdant dans la foule. Elle les reconnaitrait désormais. Les deux tignasses disparurent au loin.
Pas une, mais deux sources d'amusement. Et au vu de leur attitude, liées par des liens qu'elle ne pouvait même pas comprendre.
Encore un peu d'entrainement et elle comprendrait. Oh oui. Elle les ferait hurler tous les deux, hurler pour leur vie et celle de l'autre, hurler pour deux. Elle jouerait avec eux longtemps, leur laissant le temps de maudire cette déchéance qui leur valait tant de douleur. Et quand ils rendraient enfin leur dernier souffle, elle serait là, présente, désormais complète. Une Ombre devenue quelqu'un, un être qui pourrait comprendre au lieu de seulement savoir.
Une petite main tira sur son pantalon, interrompant ses pensées. Elle baissa les yeux vers une frimousse aux joues encroutées de sel séché.
-Tu sais où elle est ma maman ? S'il te plait madame !
Elle s'agenouilla près de l'enfant, passa une main sur les larmes séchées. Ce type de douleur n'était pas sa préférée, mais elle en appréciait la saveur comme on gouterait un plat étranger. Perte, solitude, panique... petit dessert épicé et exotique.
Peut-être Bruna aprécierait-elle ce goût.
Elle adressa un sourire tendre à la fillette : "Viens avec moi. On va la retrouver ta maman, tu vas voir."
-Vrai ?
-Oui. Et vous ne vous quitterez plus jamais.
-Promis ? Demanda la gamine, presque hypnotisée par les yeux ébene de la jeune femme.
-Promis, répéta-elle avec un petit rire.
La fillette glissa sa petite main dans celle de Luna et s'y accrocha comme un naufragé à sa planche de salut. Sa paume était chaude et poisseuse sur la peau fraiche de l'Ombre. Luna la ramena vers la rue passante, cherchant avec elle sa mère. Elle lui avait fait une promesse et comptait bien la tenir. La mère et la fille resteraient toujours ensemble.
Sauf si on séparait leurs corps à la morgue.
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Pluie de sang dans la nuit.
Plus.
Poussière d'os cassés, brisés, écrasés.
Encore plus.
Amertume des larmes et douceur du sang.
Toujours plus.
Odeur de la douleur : violente, amère, organique.
Jamais assez.
Pitié réclamée mais non accordée.
Comment pourrait-elle jamais se rassasier de souffrance ?
Elle terrassait les forts comme les faibles, tout sexe, tout âge, toute race confondue. Humain ou non, femme ou enfant, enfant ou veillard, quelle différence ? Au final, ils étaient tous des cadavres en sursis, et elle venait simplement mettre fin au sursis. Tous des sacs à viande et sang après son passage, dont elle avait arraché la vie et la douleur.
Mais arriva un moment de saturation, d'ennui. Un moment où plus rien ne lui résistait, où elle eut l'impression de tout savoir.
L'heure de connaitre était venue. L'heure de s'occuper de Bruna.
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Le moment approchait.
Luna observait, à l'ombre d'une porte cochére. Elle avait choisi sa place de façon à avoir à portée de vue l'endroit où les deux déchus logeaient mais sans qu'eux puissent la voir. Personne ne risquait de venir la déranger ; ceux qui logeaient derrière cette porte étaient éparpillés ici et là. Littéralement.
Bruna et son compagnon étaient sortis de la maison et discutaient. L'Ombre aurait pu attaquer depuis longtemps, mais elle se contentait de regarder. D'évaluer ses chances, d'estimer leurs points faibles. La maladresse de la fille, la brutalité involontaire du garçon. Leurs gestes trop amples, mal maitrisés. L'attention excessive qu'ils se portaient et les rendaient aveugles à ce qui les entourait.
Ils étaient si fragiles, dans un sens. Abandonner ses pouvoirs divins pour finir dans une si faible enveloppe, sensible à tout et résistante à rien... Ridicule. Ils devaient vraiment être désespérés pour en arriver à cette extrêmité.
Enfin, désespérés... Non. Le véritable désespoir arriverait dans quelques minutes avec elle et ses amies souffrance et obscurité. La seule question qu'il lui restait à trancher était : par qui commencer ? Qui souffrirait en premier... et qui devrait regarder l'autre agoniser ?
"Oh putain !"
Le cri de l'albinos la sortit de sa torpeur fascinée. Une lycanthrope venait de surgir devant eux et aurait décapité Bruna si son acolyte ne l'avait plaqué au sol.
Une lycanthrope ? Attaquant de plein jour ? Ce n'était pas normal !
Elle ferma les yeux un bref instant, se concentrant sur sa perception des auras... Les cocons lumineux des Déchus à la frontière du maelstrom de ténébres mouvantes qui entouraient la lycanthope. Quelques auras minables – dont une derrière elle, faible, sans doute celui qu'elle avait laissé se vider de son sang seul.
Et loin dans un coin d'ombre... Rien. Tellement rien que c'en était inquiétant. Comme un vide volontaire, un trou noir dissimulé dans une ombre.
Elle rouvrit les yeux. Une Ombre. C'était une autre Ombre.
Deux Déchus donc deux Ombres.
Comment n'y avait-elle pas pensé avant ? Si elle était en chasse de son opposée, l'Ombre de l'albinos devait lui aussi tenter de l'atteindre !
Son coeur se mit à battre sourdement, mais ce n'était pas de plaisir cette fois-ci, non. C'était de colère, de possession. Son opposée. Sa proie. Sa souffrance. Ombre ou pas, hors de question de le laisser prendre possession de ses biens ! Personne à part elle n'avait le droit de toucher à un seul de ses cheveux !
Elle bondit de son refuge, folle de rage. Son champ de bataille. Ses victimes. Elle était assez forte pour les torturer toutes les trois... Voire toutes les quatre si l'Ombre s'approchait. Le sang allait couler...
L'ombre l'enveloppa alors qu'elle remontait vers ses proies, armure de ténébres. Ses mains s'emparèrent de ses lames fines et tranchantes. Ses yeux-même semblèrent s'assombrir...
Bruna hurla. Luna fit écho.
Elles s'effondrèrent de concert.
L'Ombre porta les mains à son cou, intact, mais qui irradiait d'une sensation méconnue. Une palpitation sourde mais intense qui s'étendait à tout son corps, submergeant ses pensées et la faisant haleter. Qu'est-ce que c'était ?! Pourquoi est-ce que ses muscles se crispaient tout seuls, qu'elle avait l'impression de se noyer dans son propre sang ? Pourquoi son corps cherchait-il à se recroqueviller sans qu'elle le lui demande ?!
Elle tenta de se relever, de retourner remplir son rôle, mais n'arriva même pas à s'appuyer sur ses bras. Pourquoi ? Faiblesse, ses muscles qui refusaient d'obéir, son cou qui la brûlait désormais.
ourquoi ?
Pourquoi cette sensation chaude au bout de ses doigts ?
Pourquoi cette humidité sur ses lèvres et ses joues ?
Pourquoi...
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Je flottais dans un espace profondément noir. La seule chose dont j'avais conscience était de mon corps, que je sentais pulser au rythme de mes battements de cœur. Encore.
Aucune perception, aucune sensation autre... Mais j'étais quelqu'un. Luna Enlubbrem. C'était la seule pensée à laquelle je pouvais me raccrocher. La seule dont j'étais sûre, en fait.
Autour, une présence infiniment vieille. Nulle part où fuir, nulle façon de l'attaquer, je ne pouvais rien faire. Soudain, des mots se s'incrustèrent dans mon esprit, aussi clairement que si quelqu'un les avait prononcés à voix haute.-Ton nom est Luna Enlubbrem. Noirceur pure. Ténèbres totale. Obscurité absolue. Ce sont tes fondements.
Ces mots éveillaient un écho familier en moi mais ne me changeaient plus. Ce n'était qu'une râbache inutile de ce que j'étais : monstre, ténébres, souffrance. J'étais déjà formée.-Luna Enlubbrem, ombre de Bruna Brumelune.... La lumière n'est plus, l'ombre n'a plus lieu d'être. L'équilibre doit être rétabli.
Mon coeur eut un sursaut.
La lumière n'est plus ? Bruna ? L'autre avait tué ma Déchue ?
Haine, colère, vengeance m'envahirent. Ma déchue. Ma souffrance. Ma chance de devenir quelqu'un. Tout ça envolés à cause d'une Ombre inconsciente ?
Vengeance... Monstre, ténébres, souffrance, vengeance. A ma grande surprise, je venais de me redéfinir encore une fois mais par moi-même.
Vengeance... il ne s'en sortirait pas comme ça.
-Disparais.
Mon coeur s'arrêta alors, littéralement.
Disparaitre. Je devais... disparaitre.
Disparaitre. Maintenant.
Alors même que j'avais tant de souffrance à distribuer encore, que ma raison de vivre n'était pas atteinte. Sept milliards de personnes que je n'avais pas encore rencontrées...
Alors même que celui qui m'avait privée de ma joie ultime était encore de ce monde.
Disparaitre, alors que j'existais désormais ? Impossible. Ombre ou pas, j'étais différente de ma Déchue. Sa mort n'était pas la mienne ; au contraire, sa mort aurait dû être ma vie.
Non. Hors de question.-DISPARAIS.
Mon coeur ne repartit pas. Mon corps commença à disparaitre, miette par miette, pendant que j'assistais impuissante à sa désagrégation.
Non. J'allais survivre. Je le devais.
Les ténèbres qui composaient mon corps... je devais les contrôler, les garder. Que mon corps reste intact, ou mon esprit retournerait au chaos originel, informe et incapable. Tout sauf ça !"J'offre mes prières à la lune... accorde-moi la force de répandre mes ténèbres."
Mais la lune ne répondit pas et les ténébres me fuirent encore un peu plus. Plus de chaleur, plus de toucher, bientôt plus rien. Que quelqu'un me vienne en aide. Quelque chose. Par pitié. Je découvrais ce que devait ressentir mes victimes lorsque je m'apprêtais à leur donner le coup final, cette panique mêlée d'impuissance et de dégoût envers mon esprit si faible.
Cette dernière pensée me rendit malade : je n'étais pas une victime, ni maintenant ni jamais. J'étais un bourreau, j'étais la souffrance. Si les ténèbres se refusaient à moi, tant pis pour elles !
Je fermai les yeux et me concentrai, tendant mon esprit en tout sens. Quelque chose de fort, de sûr, de non-ténébreux. Quelque chose pour survivre.
Quelque chose répondit à mon appel
A moi, quoi que tu sois. Lumière ou ténébres, eau ou feu, peu importe : réponds à mon appel, réponds à mon corps. Vis avec moi. Deviens moi. Et aide moi à accomplir mon but.
Les perceptions revinrent, distordues, différentes, alors que mes membres réapparaissaient. L'air remplit mes poumons, mon coeur se remit à battre d'abord lentement puis de plus en plus vite.
J'ouvris les yeux.Obscurité repoussée par les néons blafards de quelques lampadaires. Demi-lune à peine visible dans le ciel nuageux, surveillant de sa face froide les barres d'immeubles de la ruelle où elle gisait. Et c'était froid, très froid, elle sentait ses muscles se contracter sous l'assaut du gel.
C'était tellement différent de sa première création.
-Eh les mecs, eh les mecs... vous avez vu ça ? Fit une voix enivrée.
Et en même temps, tellement proche.
Elle entreprit de se relever, péniblement. Le contact des pavés déformés était désagréable sous ses pieds nus.
-On la connait, non ? demanda un autre, perplexe.
-C'est pas la gonzesse de l'autre guignol ?
Elle releva la tête, contemplant d'un air absent les trois types qui la regardaient fixement. Ils étaient vivants, ils ne l'avaient donc jamais rencontrée. Mais sa priorité allait à son corps. Quelque chose avait changé, mais elle n'arrivait pas à saisir quoi. Elle chercha des yeux une surface réfléchissante.
-Mais il est pas là cette fois là... On peut en profiter !
Une main moite vint se poser sur son épaule avant qu'elle ait pu comprendre, en serrant la chair tendre. Une sensation inconnue envahit le cerveau de Luna ; elle repoussa l'homme par réflexe.
-Vas-y résiste, on aime quand ça bouge nous !
Les trois ne se rendaient visiblement pas compte du danger qu'elle représentait. Tant pis pour eux. Elle ouvrit ses mains et entonna sa litanie.
-J'offre mes prières à la lune... accorde-moi la for-
Les mots se bloquèrent dans sa gorge, une porte se ferma dans son esprit. Elle se pencha en avant, le souffle court. Plus de ténèbres pour elle ; elle existait toujours, tel était le prix à payer. Une vague de désespoir la submergea : elle n'avait jamais été isolée ainsi. Toujours, dans les bas-fonds de son esprit, les ombres lui chuchotaient des secrets honteux et l'assuraient de son soutien. Elle avait été des leurs avant sa création et jamais elles ne la laisseraient tomber.
Et désormais, le silence régnait. Juste le silence... Elle, et personne d'autre.
Sur ses épaules, deux étaux se refermèrent brutalement, l'inondant de cette nouvelle sensation. Ses muscles hurlaient, ses os grinçaient, son corps tout entier se tendait, lui hurlant de faire cesser cette sensation atroce.
Souffrance... Etait-ce donc ceci ?
Soudain, le silence fut rompu et un faible murmure envahit son esprit, trop bas pour être compris. Sans qu'elle le décide sa jambe droite se releva d'un seul coup, son genou finissant dans l'entrejambe de l'ivrogne trop entreprenant. Il se laissa tomber en boule pendant que, stupéfaite, elle cherchait à comprendre ce qui se passait.
Les deux autres hommes la regardaient d'un oeil désormais plus méfiant... mais plus intéressé. Visiblement, sa résistance la rendait plus désirable encore.
-Tu vas couiner, toi.
L'esprit de Luna s'était éclairci.
Monstre, ténébres, souffrance, vengeance. Si elle n'était plus faite de ténébres, le reste était inchangé. Elle pouvait toujours infliger la souffrance, et ne s'en priverait pas. Jamais. La douleur était l'unique repére stable de son monde.
Monstre, souffrance, vengeance.
Souffrance... Elle montra les dents aux deux hommes, se préparant à contre-attaquer. Comment, elle ne savait pas, mais elle les aurait. Ceux-ci l'approchèrent avec assurance, amusés plus qu'effrayés par l'idée qu'une femme leur résiste. Dominer était encore meilleure quand la proie tentait de se débattre.
Sauf qu'elle n'était pas une proie.
L'ancienne Ombre bondit sur l'homme de droite, les doigts crochus de sa main droite à la recherche de son oeil. Dans le même temps, elle l'enlaça de l'autre bras, se redressa comme pour l'embrasser dans le cou... et ses dents blanches s'enfoncèrent, cherchant à lui arracher un morceau de chair. Mais son nouveau corps était plus lourd que l'ancien, ne réagissant pas avec la même vitesse ; elle rata l'oeil et enfonça ses ongles dans sa joue.
Hurlements dans la nuit et pluie de sang sur sa tête, elle s'accrocha de toute la force de ses machoires à l'homme hurlant... jusqu'à ce que cette sensation si nouvelle reprenne, faisant irruption dans ses reins. Elle relâcha son étreinte sous le choc et hurla pour tenter de se soulager, l'autre homme tentant de la maitriser après ce coup en traitre. Le blessé plaqua une main sur son coup, maigre tentative pour empêcher la fuite de son sang. Si ses dents n'avaient pas réussi à arracher de chair, elles avaient au moins atteint la carotide.
Souffrance dans son corps. Souffrance dans celui des autres. Hors de question de s'arrêter en si bon chemin. Elle se débattit, tentant de sortir de la camisole des bras de l'autre. Elle sentait contre son dos nu le souffle effréné de l'homme, son coeur rapide et affolé, mais ses bras tenaient bon. Trop bon. Elle se sentait oppressée, étouffées, des tâches noires apparaissant devant ses yeux. Des roses sombres, vénéneuses, mortelles. Le monde vacilla, et elle pensa disparaitre.
Disparaitre ? Non. Jamais. Jamais !
Le murmure se fit plus fort dans son esprit, plus présent. Il sortit de sa tête pour envahir son corps tout entier, baigner ses os et abreuver ses muscles. Quelque chose l'envahissait, quelque chose de fort, de rapide.
Quelque chose de violent.
Elle jeta avec force son coude en arrière et le sentit cogner, puis perforer l'abdomen de son agresseur. Il tomba en arrière, la lâchant sous le choc mais l'entrainant avec lui.
Aucune importance.
Elle se releva en un éclair, et commença à le harceler de coups, ciblant les points les plus douloureux possibles. Il l'avait touchée, il l'avait fait souffrir, il allait payer. Elle creva la peau à quelques reprises, mais apprit rapidement à doser ses coups pour que les blessures restent internes. Pas de pluie de sang aujourd'hui, pas d'exhibition de boyaux. Seulement une souffrance brute, interne, invisible à l'oeil nu, une douleur qu'il ne pourrait pas fuir ou montrer.Aucune pitié à lui accorder: elle était le chasseur et lui la proie, ce serait la dernière chose qu'il apprendrait de ce monde.
Souffrance... Maintenant qu'elle la ressentait, elle ne voulait que plus encore la distribuer.
Elle s'arrêta alors qu'il gisait, inconscient mais encore vivant ; le murmure avait reflué. Pire, il s'était concentré dans un coin de son crâne, désertant le reste de son corps et lui volant sa force. Le monde tourna encore, manége intangible, alors qu'elle reculait pour prendre appui contre un mur. Mal à rester debout, mal à respirer, mal à la tête, mal tout court. Du liquide ruissela dans sa gorge; elle toussa dans son coude. Elle observa à la lumière du néon les goutelettes qui parsemaient désormais sa peau.
Abuser de ce murmure n'était peut-être pas une bonne idée.
Elle vérifia des yeux ses opposants.
Le premier était toujours en train de se vider de son sang : sur le ventre, il lançait ses bras vers l'avant, espérant ramper loin de son agresseuse et du carnage auquel il venait d'assister. Luna le laissa faire ; elle ne lui donnait pas deux minutes avant de perdre conscience, qu'il agonise donc tout seul.
Le deuxième, celui qui l'avait ceinturé, n'était plus que l'ombre de lui-même. Sa poitrine se soulevait par a-coups et sa respiration était sifflante, conséquence du coup à la trachée qu'elle lui avait donné. Heureusement que sa force était dosée à ce moment là ou il aurait pu mourir sur le coup et la priver de cette douce contemplation.
Quant au troisième... où était l'apprenti-eunuque ?
Sifflement sur sa gauche.
Elle n'eut que le temps de tourner la tête avant que la douleur explose littéralement dans son épaule. Quelque chose était entré, avait perforé les chairs et heurté de plein fouet l'os. Tranchant, acéré, destructeur et la douleur en était à l'image... Sauf qu'elle était plus grande que le monde et la lame plus petite que sa main.
Le troisième se rapprocha d'elle jusqu'à ce qu'elle sente son haleine aigre de plein fouet : "T'aurais pas dû, salope." Il retourna la lame dans la plaie, et elle serra les dents pour ne pas hurler. Elle agrippa de ses maines la bras qui tenait le couteau, mais sans vigueur aucune. Faible, trop faible.
Objet de malheur. Elle venait de survivre à la lumière et à l'ombre, avait refusé de disparaitre du monde, et un minuscule bout de métal viendrait mettre fin à ses jours ? Rien qu'une chose, une petite chose comme ça... Non, pas le droit de la blesser ainsi. Elle était le chasseur. Est-ce que le chasseur se laissait gouverner par le fusil ?
Non.
Elle se concentra sur le couteau, sur la lame, lui dictant de fuir, de disparaitre... Et la sensation de douleur augmenta avant de s'évanouir, ne laissant qu'une pulsation sourde derrière elle. L'homme regardait d'un air éberlué son couteau dont la lame avait semblait-il refluer le long du manche.
Les lèvres de Luna s'ouvrirent en un sourire carnassier : "Vous n'auriez pas dû.. Vraiment pas dû..."
Les paroles étaient les siennes, mais le ton en était désolé. Elle n'y prêta que peu d'attention. Tellement d'objets à gouverner et diriger.
Elle détacha une main du poignet et la tendit vers la veste de l'homme, lui ordonnant de serrer, comprimer, compresser. Les pans s'entremêlérent et bougèrent, carcan de tissu incassable. Dans le même temps, elle fit remonter la lame jusqu'au poignet, jusqu'au coude, jusqu'à l'épaule...
L'homme beuglait comme un porc, de terreur comme de souffrance. Elle se concentra sur sa bouche, ordonna à sa langue de s'arracher... et grogna quand cela lui fut refusé. Mais elle sentait quelque chose un peu au dessous, des points sur lesquels agir. Les fausses dents sautérent, clouant sa langue à son palais. Elle le regarda tenter d'hurler encore pendant qu'il s'étouffait dans son propre sang.
Mais la lame bougeait toujours, remontant, remontant, alors que Luna la dirigeait par sa seule volonté. Elle s'arrêta après l'épaule, hésitant sur la façon de le faire souffrir après. S'approcher de son coeur tout doucement, centimètre par centimètre ? Couper une artère et le regarder se noyer de l'intérieur ? Perforer un poumon d'un coup et le regarder lutter pour respirer avec un pneu crevé comme pompe à air ? Ou encore...
Chuchotis dans sa tête. La lame fusa vers l'arrière, coupant net la moelle épinière.
Luna, surprise, regarda le corps désormais inanimé et silencieux de l'homme. Que s'était-il passé ? Elle n'avait pas décidé d'arrêter de jouer.
Elle contempla son corps, se demandant ce qui clochait. Le précédent n'avait pas posé problème, en dehors de sa nudité évidente. Celui-ci avait semblait-il tendance à réagir par lui-même, ce qui était plus qu'étrange.Et elle l'avait déjà plus qu'abimé ; sa blessure à l'épaule lui faisait l'effet d'un trou béant et palpitant, comme un coeur noir qui chercherait à absorber son attention. Elle était de plus couverte de sang et de boue, au point que les cheveux qu'elle voyait tomber devant ses yeux étaient rouge vif.
Sauf que...
Non, ce n'était pas du sang. Elle avait les cheveux rouge vif.
Pris d'un doute grandissant, elle se pencha sur l'homme qu'elle venait de tuer bien malgré elle et le fouilla. Porte-feuille, clefs, papier, téléphone portable.
Elle l'attrapa entre ses doigts poisseux de sang et le tourna vers elle, tâtonnant pour prendre une photo. Le flash l'éblouit une seconde, imprimant sa lumière sous ses paupières.
Sur l'écran une jeune femme échevelée et poisseuse. Yeux écarlate, cheveux rubis tombant sur ses épaules, ossature fine, peau blanche. Une tache de naissance laiteuse sur le cou, en vague ovale.
Elle était devenue Bruna Brumelune. Sa déchue.
Une voix à demi-paniquée retentit sous son crâne : "C'est quoi tout ça?!"
Sa déchue était toujours en vie, quelque part dans ce corps.
Luna gémit sans s'en rendre compte. Quand elle avait voulu devenir entière, elle n'avait certainement pas pensé à ce genre de scénario... Comment allait-elle vivre comme ça ?
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Ecarlate partout. Sur les murs, sur les corps, sur elle.
Douleur partout. Chez les autres et chez elle. Sa tête menaçait d'exploser sous les cris de Bruna.
Ce n'était qu'un massacre habituel. Juste des proies, juste de la souffrance. Pas de quoi justifier les hurlements dans sa propre tête, ou les larmes qui lui ruisselaient sur les joues contre son gré.
Mais l'autre continuait pourtant de crier, refusant d'accepter la réalité. Depuis leur fusion, elle n'avait quasiment pas cessé de vociférer, tempêter, supplier. Elle refusait de se rendre à l'évidence : Luna avait la direction de son corps, désormais. Et Luna répandait la souffrance partout où elle passait.
Ladite Luna reniflait d'ailleurs en ce moment avec un bruit fort peu distingué. La morve au nez allait de paire avec ses larmes involontaires, visiblement. Saleté de Déchue.
Le petit dernier, bien amoché mais toujours en état de marche, essaya de s'éloigner d'elle. La nouvelle Origine se concentra sur le plancher de bois, lui ordonnant de transformer sa surface en échardes pointues. Les cris de douleur reprirent ; elle eut un sourire satisfait, puis grimaça au nouveau hurlement de Bruna. Qu'elle cesse donc ! Elle devait apprendre à maitriser ses nouveaux pouvoirs et connaitre leurs limites si elle voulait que ce corps survive. Bruna souhaitait peut-être disparaitre de nouveau ?
La Déchue se tut un instant. Aussi horrifiée qu'elle soit, elle ne voulait pas non plus redisparaitre. Mais... Cette barbarie... Ce carnage... Non ! Pas ainsi ! Luna sentit Bruna essayer de tourner sa tête vers le dernier survivant.
Pas des enfants !
Luna tiqua. C'était une des premières réflexions construites que Bruna lui livrait. Elle se parla à elle même : "Pourquoi, pas des enfants ? Tu préféres les adultes ?"
Dans sa tête, Bruna se tut une seconde avant de répondre : "Non ! Aucun des deux ! Mais les enfants... c'est pire. Ils n'ont rien fait pour mériter ça !"
-Tu veux dire que s'ils avaient mérité ça, tu arrêterais d'hurler ?
L'enfant se roula en boule, essayant de ne pas toucher le plancher. La dame qui l'avait torturé et tué sa famille parlait toute seule. Peut-être qu'elle allait s'en aller et le laisser tranquille ?
-Personne ne mérite ça !
-Même pas ton assassin ?
Pour la première fois, Luna sentit Bruna se mettre vraiment en colère. Jusque là, elle avait été terrifiée, horrifiée, dégoutée, honteuse... Mais jamais animée d'une colère pure et dure. Celle-ci était d'une violence contenue mais impressionnante, comme comprimée dans un carcan invisible de bons sentiments. Prison angélique...
Sentant une faiblesse, Luna en rajouta :
-Tu sais que s'il est comme moi, il ne s'arrêtera pas là. Il continuera jusqu'à ce que le monde entier soit réduit à néant. Jusqu'à ce que Noid soit détruit.
Elle avait lâché le nom avec une nonchalance feinte. Elle sentait que Bruna était énormément attachée à ce Déchu-ci. Possession forte et protectrice, attachement insensé, inquiétude, peur pour lui... Amour, comme elle le nommait.
Les liens angéliques vibrérent, sautèrent un instant et une furie enflammée submergea l'esprit de la Déchue... puis se remirent en place. Mais Luna avait perçu des choses qui lui étaient bien connues comme la vengeance, et d'autres inconnues – qu'était donc la haine ? Peut-être n'étaient elles pas si différentes...
Bruna donna l'impression de s'arracher les mots de l'esprit : "Certains le méritent. Mais pas les enfants.
Luna hocha la tête pour elle-même. Si elle pouvait s'entendre sur ce point au moins, la suite serait peut-être plus simple. Elle s'approcha de sa dernière victime tremblante et posa une main presque tendre sur son front.
Trop de blessures, trop de chocs, trop de souffrances. Il n'en avait plus pour longtemps, et pourtant elle sentait son sang bouillir d'excitation rien qu'à l'idée de ce qu'elle pourrait encore lui faire ressentir. Non, elle ne pouvait pas le finir rapidement.
Mais Bruna le pouvait peut-être, elle. Si elle y tenait.
-Alors achève donc rapidement celui-ci. Il ne survivra pas de toute façon. Je ne peux pas, moi. Fais le et j'éviterai désormais les enfants.
Elle se concentra sur le bois, lui ordonnant de se plier à sa volonté et resta immobile, laissant la Déchue libre de décider quoi faire. Le choix lui appartenait.
L'enfant la regardait, terrifié, attendant sa décision.
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Luna rangea tranquillement ses affaires, rassemblant dans son sac le peu d'affaires personnelles qui lui tenaient à coeur. Peu de choses, à vrai dire ; en un an, elle n'avait pas cessé de bouger à droite et à gauche et n'avait quasiment jamais pris le temps de se poser ou de faire plus ample connaissance. Il fallait avouer que ceux qu'elle cotoyait n'avaient pas la possibilité de la contacter par la suite : elle n'était pas intéressée par le Oui-Ja ou les tables tournantes. Sauf une fois, au chalet.
Vraiment pas grand chose. Quelques vêtements qu'elle affectionnait pour les souvenirs qu'ils lui rappelaient – une splendide soirée dans les catacombes, entre autres- et un téléphone portable au répertoir vide mais avec accès internet, l'idéal pour vérifier les antécédents de ses proies si besoin. Et son rosaire... Ah, où l'avait-elle posé ?
Elle se releva pour le chercher, enjambant quelques bouteilles vides et un bras trainant par là. La veille, son manteau lui avait été pris des mains et accroché dans le placard alors qu'elle jouait encore la poupée fragile et mignonne ; elle y avait rangé son pendentif pour ne pas le perdre, justement. Quand la fête battait son plein, elle avait tendance à perdre ses babioles dans le feu de l'action et, autant elle appréciait de se salir en jouant, autant fouiller un lot de viande froide ne l'intéressait pas plus que ça. Perte de temps.
Elle ouvrit le placard, fouilla dans le lot de manteaux qui y était pendu – zibelline, fourrure, cuir, des matières chaudes et mortes dont le toucher la faisait frémir - jusqu'à trouver son bien. Elle le décrocha précautionneusement, faisant attention à ce que les pans de tissus noirs ne s'imprégnent pas du sang qui recouvrait le sol. C'était une plaie à enlever une fois sec et son pouvoir n'agissait pas sur la matière vivante ou fraichement décédée.
Dans sa poche droite, son rosaire. Lourd, noir, ciselé avec précision, avec une chaine longue qu'elle devait s'enrouler plusieurs fois autour du cou: elle l'avait adoré dès qu'elle l'avait vu, dans le creux du décolleté d'une petite dinde. Une croix meurtrière, bénédiction déchue : irrésistiblement attirée, elle avait massacré sa propriétaire et gardé son collier en trophée et protection. C'était avant que Bruna n'ait appris à s'exprimer et qu'elles mettent en place leurs règles de vie communes.
Pas les enfants. Pas les handicapés. Pas les faibles. Pas les innocents.
Des conditions qui avaient fasciné Luna. Un curieux mélange d'a priori idéalistes – les enfants, ces petits anges ? Et les enfants-soldats ? L'affaire James Bulger ? Le bullying ? - et de notions personnelles et abstraites. Luna était plutôt pour laisser en paix les faibles – rien ne valait une proie forte – mais restait dubitative par rapport à la notion "d'innocence" que Bruna utilisait à tort et à travers. Elle y avait réfléchi et ,malgré les efforts de sa déchue pour le lui expliquer, avait fini par l'amalgamer à l'inconscience.
De toute façon, cela ne changeait rien. Elles avaient fini par se mettre d'accord : Bruna avait son mot à dire sur les proies que choisissaient Luna, mais aucun droit sur ses faits et gestes à proprement parler. Si les choses n'étaient pas parfaites, la cohabitation se passait plutôt bien, surtout depuis que Luna avait découvert comment consulter les casiers judiciaires à partir d'Internet. Les "innocents" de Bruna étaient beaucoup moins en danger depuis. Comme l'avait fait ironiquement remarquer l'ancienne Ombre une fois, quitte à massacrer des gens, autant sélectionner ceux qui le méritent.
Mais bref. Son rosaire.
Symbole de ce qu'elle était : un mélange d'ombre et de lumière.
Arme si besoin : la longueur de collier et son don de manipulation lui permettait d'attaquer sournoisement à distance.
Mais surtout, pour l'instant son alibi. Elle allait devenir officiellement Bruna Brumelune, vampire de bas étage, dont les pouvoirs étaient régulés par ce rosaire.
Elle l'accrocha autour de son cou en revenant près de son sac, évitant par réflexe le corps éviscéré au milieu de la pièce. Normalement, tout était prêt. Bagage paré, dossier à Yokai envoyé, billet d'avion pris ; il ne lui restait plus qu'à s'envoler pour devenir élève au lycée et y retrouver Noid, le Déchu. Elle secoua la tête, refusant d'engager encore une fois la conversation avec Bruna à ce sujet.
Noid n'était pas le plus important, non. L'important, c'était la souffrance, la monstruosité, la vengeance. Et qui disait Noid disait son Ombre... Elle eut un sourire de requin ; après cette année à s'exercer, sa vengeance était à portée de main. Bientôt, elle l'aurait. Très bientôt.
Le lycée Yokai allait abriter un monstre de plus.
POUR FINIR ϟ
PSEUDO - Bruna | COMMENT AS-TU CONNU LE FORUM ? - Par une garce qui habite aux mêmes endroit que moi, porte mes vêtements et est assise sur ma chaise.| AVEZ-VOUS LU LE RÈGLEMENT ? - Oui mademoiselle la vampire | DES IDÉES POUR AMÉLIORER LE FORUM ? - Je vous dirai ça quand je serai plus qu'un membre fantôme.| PRÉSENCE - Tous les jours. | D'AUTRES COMPTES ? - 1,2,3... | ANCIENNEMENT ? - Une Ombre| | |